Le 25 avril, le jeune Aboubakar Cissé était tué à l’intérieur de la mosquée de Grand-Combe (Gard). Moins de deux semaines plus tard, Hichem Miraoui était tué à Puget-sur-Argens (Var) par un homme ayant diffusé des vidéos racistes, ce qui a conduit le Parquet National Antiterroriste à se saisir de l’affaire. Entre les deux dates, un rapport parlementaire sur l’entrisme des frères musulmans, ne révélant rien de nouveau et d’ailleurs guère alarmiste dans son contenu, était instrumentalisé par des élus de droite et d’extrême-droite, ainsi que par les médias de Bolloré, faisant évoluer la controverse hexagonale sur l’islam du communautarisme (années 2000-2010) au séparatisme (2020) et désormais à l’ « entrisme » (depuis 2024).
Depuis 1989 et la première affaire du voile à Creil, on n’en sort plus des polémiques sur le voile, le halal, l’intégrisme, la « laïcité » (qui ne concerne, plus de 90% du temps, que l’islam), etc. Cela veut dire que quelques millions de personnes françaises proches aujourd’hui de la quarantaine sont nées et ont grandi dans un pays, leur propre pays, où un pan sans cesse plus large, plus puissant et plus bruyant des élites politiques et médiatiques ne les reconnaît pas comme pleinement françaises, à cause de leur appartenance réelle, supposée, fantasmée à un groupe religieux.
Car il faut dire et répéter que l’on parle, dans la majorité des cas, de compatriotes. D’une certaine manière, on peut dire que l’autre tragédie de Grand-Combe et Puget-sur-Argens, c’est que ces attentats accréditent l’idée que l’islam est une religion étrangère à la France, puisque les deux hommes assassinés sont malien pour l’un, tunisien pour l’autre.
Des « arabicides » aux crimes islamophobes
Les années 1970 -notamment 1973 à Marseille- et 1980 ont connu leur lot de meurtres racistes, que la sociologue Rachida Brahim appelle des « arabicides ». On peut voir deux différences avec la période actuelle : si la cible hier était arabe elle est désormais surtout « musulmane », malgré l’imbrication complexe de diverses formes de racisme : Hichem Miraoui était lui-même arabe, et Aboubakar Cissé un homme noir. Le contexte politique d’islamophobie d’atmosphère ne devrait pas nous tromper, néanmoins. Depuis 2024 en effet, on répertorie des agressions, actes de vandalisme, incendies criminels, tirs de fusil de chasse ou tags islamophobes survenus à Biol (Isère), Cherbourg-en-Cotentin, Corbas (Rhône), Jargeau (Loiret), Lyon, Morlaix, Saint-Usage (Côte d’Or).
L’autre différence avec les années 1970 et 1980 est que, aujourd’hui, des politiques de premier plan, qui occupent les plus hautes sphères du pouvoir, soit soufflent sur les braises anti-musulmanes (M. Retailleau) soit regardent obstinément ailleurs (M. Macron). La différence entre les deux attitudes est ténue, car l’activisme anti-musulman de certains ministres se mue également en apathie. Ainsi, en 2019, après l’attaque contre la mosquée de Bayonne, aucun ministre ne s’est pressé sur les lieux de ce que l’État français rechigne à considérer comme un attentat.
« À bas le voile ! »
Entre début 2019 et le printemps 2023 ont été répertoriées 77 attaques contre des mosquées en France, sans que cela suscite de réaction, ou de politique claire de lutte contre ce racisme-là au plus haut niveau. Christophe Castaner n’avait même pas qualifié l’attaque de Bayonne, et ne s’était pas rendu sur les lieux en 2019. De son côté, son successeur Gérald Darmanin s’est empressé de se déplacer pour aller décorer les policiers et pompiers ayant empêché l’attentat contre la synagogue de Rouen en mai 2024.
Le successeur de M. Darmanin à la Place Beauvau, quelques jours après avoir lancé « À bas le voile ! » en sa qualité de ministre de l’intérieur qui est aussi « ministre des cultes », a pris un retard considérable avant de se déplacer non pas à la mosquée de la Grand-Combe, mais à la préfecture du Gard, après le meurtre d’Aboubakar Cissé. Tout cela est assez connu. Ces attitudes auraient été impensables dans la foulée des arabicides des années 1970 et 1980, ce malgré la réticence de la république française à admettre le mobile raciste de certains meurtres.
Une volonté de départ partagée
Dans le volet quantitatif de notre enquête publiée au Seuil (1071 personnes), près de 90% des personnes ont déclaré ne pas vouloir revenir en France. Le gros de notre enquête a été mené pendant les présidentielles de 2022, à un moment où M. Zemmour était présenté comme gagnant potentiel. Depuis, rien ne s’est arrangé, bien au contraire. Nous avons participé depuis un an à de très nombreuses rencontres avec les « premiers concernés », les musulmanes et musulmans de France, et il est clair que la volonté de départ est assez largement partagée, à tel point que nous avons dû dire et répéter lors de ces débats que nous n’appelions personne à quitter le pays, que notre livre était une enquête sociologique.
Depuis l’année dernière, nous avons mis à jour et augmenté nos résultats. Malgré la réélection de Trump, malgré les émeutes racistes en Angleterre en 2024, malgré la répression violente du mouvement propalestinien en Allemagne, les personnes interrogées ont préféré mettre la France à distance de manière permanente. Surtout chez les personnes diplômées, c’est-à-dire celles et ceux dont les études ont été payées par tous les contribuables français, celles et ceux qui ont les ressources pour partir. C’est un gâchis massif, passé sous silence, ignoré ou nié par la grande majorité de nos élites politiques et médiatiques.